Entretien avec Mathou, une artiste aux multiples talents

Interview réalisée par Camille Goh

À l’occasion de la parution de son deuxième album Dans le magasin des mamans, j’aurais choisi toi, k et Dans le magasin des mamans, j’aurais choisi toi, Lisons Lizon s’entretient avec une autrice singulière sur son approche artistique, la grossophobie et la diversité en littérature jeunesse.

Est-ce que le cœur gros d’Anouk est ton premier livre jeunesse ?


Absolument, c’est mon tout premier livre dédié à la jeunesse ! Tout a débuté avec le constat que de nombreux lecteurs de mes œuvres étaient aussi des enfants, notamment avec Et puis Colette, l’histoire d’une petite fille et de sa tante. En explorant le quotidien et ma relation avec ma fille à travers des bandes dessinées comme Voir la coupette à moitié pleine et Voir l’apéro au bout du tunnel, qui ont remporté un grand succès auprès des plus jeunes, j’ai ressenti le désir de m’adresser directement à eux avec ce premier album.



Quelles sont les différences entre l’écriture de livres jeunesse et celle d’ouvrages pour adultes ?

L’écriture jeunesse est un véritable défi. Elle nécessite de la simplicité et de la concision dans le choix des mots et des phrases. D’habitude, j’aime utiliser beaucoup d’adjectifs et de détails dans mes histoires, mais pour cette catégorie d’âge, il est important de trouver le mot juste et de se concentrer sur l’essentiel. En même temps, maintenir un ton drôle et léger est fondamental. Ce projet m’a demandé un ajustement dans ma pratique d’écriture habituelle. Cette expérience s’est avérée enrichissante pour moi.

Comment exprimer les émotions à travers le dessin de manière accessible aux enfants, même sans recourir au texte ?

Dans mon travail avec la bande dessinée, j’ai toujours cherché à trouver des expressions ou des postures qui donneraient du sens au texte. Il est plus facile et logique pour moi d’aller vers des dessins très parlants et expressifs.Toutefois, le passage aux livres jeunesse s’avère un peu plus délicat, compte tenu de l’espace plus restreint pour exprimer une émotion.

Si, dans une BD pour adultes, je pouvais dépeindre la déception en plusieurs cases, en jeunesse, la nécessité d’être plus directe s’impose

Chaque double page doit être claire et expressive d’emblée. Pour ce faire, j’ai dû développer des astuces visuelles, comme l’utilisation d’un fond noir lorsqu’on reproche à Anouk d’être trop grosse. Les petits dessins d’éclairs amplifient l’intensité de ce moment, suggérant une bascule dans le livre et sa narration.

De même, représenter Anouk en gros lorsqu’elle pleure en se repliant sur elle-même renforce l’impact émotionnel. L’éditrice a suggéré d’ajouter des dessins de la cour pour montrer que malgré ses émotions intenses, la vie continue autour d’elle. Contrairement à un storyboard classique de BD, pour les livres jeunesse, il faut dénicher le dessin qui exprimera tout ce que l’on dirait en mots de manière puissante et immédiate.

Tout le monde est différent, mais tout le monde a le droit d’être aimé pareil . Est-ce que ton livre se lit comme un mantra, comme pour (se) rassurer ? 

Absolument ! La notion d’amour inconditionnel est essentielle pour moi, surtout dans ma relation avec ma fille. J’essaie de transmettre ce message aux enfants : peu importe leur apparence ou leurs compétences, l’amour que nous avons pour eux ne changera jamais. Je ne veux pas que notre amour soit défini par une note ou par une apparence physique. Nous aimons notre enfant tel qu’il est. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre, ayant moi-même fait l’expérience de la grossophobie à l’âge adulte.

Même si je n’étais pas en surpoids pendant mon enfance, ma fille me rapporte parfois des propos très durs, voire violents, provenant d’autres enfants. Ces paroles témoignent d’un flagrant manque de respect envers les différences des autres. Dès lors, il est primordial pour moi de faire passer ce message d’amour inconditionnel, d’encourager la réflexion sur les mots blessants et la richesse de la différence. Ce dialogue peut s’établir entre parents et enfants ou entre enseignants et élèves. La question fondamentale demeure : est-il nécessaire de signaler à quelqu’un qu’on le trouve différent des autres ? Alors qu’en réalité, la diversité contribue à la richesse des rencontres, des relations et des amitiés. Cette position peut sembler naïve, mais je l’assume pleinement.

Comment aborder la discrimination sans utiliser des termes forts comme grossophobie ? As-tu dû ajuster ou reformuler des parties de ton livre pour les rendre plus accessibles aux enfants ?

Bien sûr ! À la fin du livre, je traite de la dualité du terme « gros », soulignant son aspect positif en évoquant un gros cœur, un gros câlin, ou un gros bisou, mais aussi son aspect négatif lorsqu’il est associé à des enfants ayant des rondeurs. Initialement, j’avais formulé cette idée de manière plus complexe, moins adaptée à un jeune public.

Par la suite, j’ai opté pour une approche pédagogique, mettant en avant les aspects positifs liés à un gros chien, un gros bain moussant, ou des grosses billes, tout en critiquant la stigmatisation associée à des caractéristiques comme des grosses fesses. Cela permet de comprendre pourquoi critiquer les gens en raison de leur apparence physique n’est pas approprié.

Cette réflexion m’a conduite à envisager, au-delà de la grossophobie, toutes les autres formes de différences. Je suis consciente que même une petite distinction, telle que porter des lunettes ou avoir une certaine couleur de cheveux, peut entraîner des commentaires négatifs. La couleur de peau peut également être un sujet, nous conduisant vers le racisme, par exemple. Initialement, je souhaitais aborder toutes les différences, mais cela devenait complexe et long. J’ai choisi de me concentrer sur la grossophobie, parce que c’était un sujet qui me touchait personnellement.

Gabrielle Deydier, auteure de On ne naît pas grosse et militante contre la grossophobie en France, m’avait partagé que dès l’âge de quatre ans, un enfant peut percevoir le fait d’être en surpoids comme un problème. De plus, peu de livres questionnent le thème des corps en surpoids. Si aujourd’hui, la grossophobie commence à être prise en compte, cela reste souvent compliqué.

Lorsque je suis confrontée à des individus grossophobes, je leur propose de remplacer le mot gros par Noir ou gay dans leur phrase, afin qu’ils réalisent que leur remarque est discriminatoire, qu’il y a un problème ! Malgré cela, de nombreuses personnes persistent à considérer la grosseur comme un signe de faiblesse ou de manque de discipline, ce qui constitue un véritable problème. En effet, la discrimination liée à la grossophobie peut être tout aussi inhumaine et insidieuse que le racisme ou l’homophobie ordinaires. Je ne cherche pas à minimiser l’importance de la lutte contre le racisme ou l’homophobie, mais je soutiens que la grossophobie est également une problématique cruciale qui mérite d’être pleinement reconnue.

Extrait de l'album Dans le coeur gros d'Anouk

Ce que j’apprécie avec les enfants, depuis la sortie d’Anouk, c’est leur franchise et leur spontanéité.

As-tu l’intention de poursuivre l’écriture pour les enfants ? Est-ce que ce lectorat continue de susciter ton intérêt ?

Ce que j’apprécie particulièrement avec les enfants, depuis la sortie d’Anouk, c’est leur franchise et leur spontanéité. Les échanges sont directs : ils ont aimé ou non, expriment pourquoi, posent des questions pertinentes, et soulignent des détails. C’est vraiment enrichissant ! J’ai également eu l’occasion d’intervenir en classe, une expérience que je trouve formidable. Honnêtement, si je peux persévérer dans la littérature jeunesse, cela serait une source de joie pour moi.

Appréhendes-tu certaines discussions avec ton enfant ?

Aucun sujet n’est tabou avec ma fille. Nous discutons librement de tout, et elle peut me poser toutes sortes de questions. J’angoisse plutôt à l’idée qu’elle pourrait hésiter à aborder certains sujets, gardant ses préoccupations, ses peurs ou ses angoisses. Cette réserve m’inquiète davantage que l’appréhension de certains sujets de discussion. Elle est en sixième, une étape délicate avec des problématiques comme le harcèlement et la pression sociale. Les préoccupations liées à la différence peuvent rendre cette période complexe. Ayant traversé des moments difficiles au collège, je peux projeter mes inquiétudes sur ma fille. Malgré cela, je m’efforce de ne pas lui transmettre mes peurs, reconnaissant mes propres imperfections en tant que parent. Je souhaite qu’elle sache que je suis là, prête à l’aider et à la soutenir, quel que soit le problème.

Jusqu’à présent, nos discussions ont couvert de nombreux sujets, et j’espère n’avoir posé aucun frein sur quelque thème que ce soit, comme la sexualité, les différences, etc. Il est important qu’elle se sente en sécurité et acceptée, indépendamment de qui elle est, de ce qu’elle peut devenir, ou de son évolution au fil de sa croissance. Bien entendu, des tensions et des moments difficiles peuvent survenir à mesure qu’elle grandit. Mon objectif est d’être une référence pour elle et de rester à ses côtés.

Quels auteurs ou autrices t’inspirent dans leur façon de communiquer avec les jeunes publics ?

J’apprécie le travail de Séverine Vidal sur le scénario, que je trouve très juste. Sophie Adriansen, auteure des textes de La Remplaçante, une BD sur le post-partum que j’ai lue en 2021, écrit abondamment pour la jeunesse et les adolescents, explorant des thèmes tels que la différence et les préoccupations des jeunes. J’aime son ton qui, sans parler complètement aux enfants comme à des adultes, prend en compte leurs problématiques et raconte des histoires significatives pour eux.

Par ailleurs, j’ai un faible pour la série Les Crottes de nez de Jean-François Moriceau, qui est très divertissante. J’apprécie autant les livres empreints de sens et émouvants (surtout pour les parents), tels que Mon Amour d’Astrid Desbordes, que les bestsellers de la littérature jeunesse, et les ouvrages extrêmement drôles, car cela rend la lecture avec les enfants encore plus amusante !

Mathou, illustratrice et autrice diplômée en marketing politique, réside à Angers. Depuis 2007, elle partage son quotidien de jeune maman à travers son blog "Crayon d'Humeur". Figure incontournable de la bande dessinée, elle signe des œuvres adultes, avec une attention particulière pour les femmes. Autodidacte, elle a imposé son style et sa créativité.

 © Photos Christophe Martin

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